Devenir Fukushidoin, ou assistant enseignant, marque une première étape vers la transmission d’un art martial tel que l’aïkido ou l’iaïdo aux générations suivantes de pratiquants. Ce titre s’accompagne donc d’une grande responsabilité, envers mon maître et mes enseignants d’abord, mais également envers tous mes sempaï et tous mes kohaï. De fait, cette responsabilité repose sur les épaules de chaque pratiquant, un grade d’enseignant ne la rendant que plus tangible. Je me souviens d’une conversation avec R. Savoca Sensei où il insistait sur l’urgence de « dérober » à l’enseignant un maximum avant que celui-ci ne disparaisse, afin que l’art ne s’affaiblisse pas de génération en génération. L’article qui suit me permet d’exprimer en l’état ma réflexion sur ce que représente pour moi un art martial tel quel l’aïkido ou l’iaïdo, sur sa constitution ainsi que sur ma vision de sa transmission.
Sur les épaules des géants
A l’origine de cet écrit, une réflexion lancée par mon maître Daniel Brunner Shihan, autour de la question du système dans l’aïkido et les arts martiaux en général. Je ne peux que renvoyer le lecteur à cet article et n’en résumerai ici que l’idée principale : à partir du moment où l’on dit : « tu dois attaquer comme ci ou comme ça », on établit un système. […] Que l’un des deux partenaires, adversaires, ou ennemis change une virgule au discours convenu, et tout le système s’écroule (Musubi 4, janvier 2012).
Ce questionnement, Daniel Shihan l’a souvent traduit dans son enseignement. Je me souviens particulièrement d’un mercredi soir au Ryu Seki Kai. Je servais alors d’uke pour le sotaï d’une série de mouvements de batto-ho. Connaissant les mouvements par cœur, nous pratiquions ces mouvements rapidement et sans heurt apparent pour reprendre les mots de Sensei. Cependant à la moindre modification du kata de sa part, je me retrouvais complétement ouvert, et éprouvais toutes les peines du monde à sortir de la périlleuse situation dans laquelle je me trouvais. En un mot, j’étais mort. Ce fut pour moi l’occasion d’une sérieuse remise en question de mon travail. Est-ce que tous les efforts consentis jusqu’à présent n’avaient servis qu’à bâtir une coquille vide ? Il n’y a en effet que peu de sens à apprendre des chorégraphies dans un art martial. De ce point de vue, un sport tel que le badminton me semblait alors plus réaliste par l’imprévisibilité des coups portés par l’adversaire. Il s’agit d’ailleurs d’une critique entendue mainte fois par tout aïkidoka : « mais si l’attaque est convenue, c’est pas réel », « et si je fais ça tu fais quoi maintenant ? ».
Je ne pouvais pourtant pas me résigner à admettre ce constat d’inefficacité, sachant viscéralement que le problème n’était pas le système en lui même, mais plutôt que je n’arrivais pas à m’en affranchir. Chaque art, chaque sport possède son propre système. Lorsque l’on débute en calligraphie, on commence généralement par tracer des milliers de traits verticaux identiques. En sport, il faut apprendre et respecter les règles. On est là déjà dans le système. Si dans toute activité on retrouve des structures ou des schémas, c’est donc que celui-ci a son importance. Il ne s’agit dès lors plus de les renier mais plutôt d’en comprendre le rôle afin de ne pas s’enorgueillir sans raison de sa pratique et de pouvoir se fixer un but plus élevé que la « simple » maîtrise du système en question.
Dans le Japon médiéval, il existait de nombreuses écoles de sabres. Chacune possédait son propre style : Shimmei Muso Ryu, Tenshin Shoden Katori Shinto Ryu pour ne citer que les plus connues. Les écoles de batto-ho ne sont rien d’autre que différents systèmes développés à partir de l’expérience d’un ou plusieurs maîtres d’une lignée. L’apprenti escrimeur va apprendre les différentes techniques de l’école où il se trouve. Une fois suffisamment formé (dans le meilleur des cas), il rejoindra les rangs de l’armée d’un Shogun (seigneur de guerre). Dans cette nouvelle fonction, il se trouvera confronté à d’autres escrimeurs d’autres écoles. A l’instant fatidique, qu’il arrive à libérer son esprit du système appris et il vivra, dans le cas contraire il sera pourfendu.
Comment se préparer au mieux à cet instant fatidique ? Comment utiliser ce système en pleine conscience afin de pouvoir, le moment venu, s’en libérer ? Voici les questions qui me poussent dans ma réflexion et m’amènent à écrire ces quelques lignes.
« Nous sommes comme des nains juchés sur des épaules de géants, de telle sorte que nous puissions voir plus de choses et de plus éloignées que n’en voyaient ces derniers. Et cela, non point parce que notre vue serait puissante ou notre taille avantageuse, mais parce que nous sommes portés et exhaussés par la haute stature des géants » (Jean de Salisbury, Metalogicon (v. 1175), éd. J. B. Hall, 1991). Fort de cette citation, il m’a semblé cohérent de partir du travail et de l’enseignement qui m’a été transmi afin d’apporter ma pierre à l’édifice.
L’apprentissage par le système
Quel que soit le contexte, l’apprentissage doit nous permettre de nous doter de bases solides. Que notre géant ne soit pas aux pieds d’argiles. Le rôle de l’enseignant est alors capital : moteur de l’apprentissage et tuteur, il guide l’élève et lui permet de s’élever. Pour l’élève comme pour le maître, la notion de responsabilité est centrale alors et doit augmenter au fil des années. Le premier a la responsabilité de travailler et de se s’engager corps et esprit dans l’apprentissage. Le second, pour sa part, doit s’efforcer d’amener l’élève à dépasser sans cesse ses limites sans pour autant demander trop et brûler les étapes. A la fin du cursus (en admettant qu’une fin existe), l’élève doit être capable de poursuivre par lui-même ce processus d’apprentissage en devenant son propre maître. Il s’impose à lui-même une discipline, une rigueur, et conduit sa vie d’une manière cohérente.
Le système possède des vertus. Il offre un cadre de sécurité dans lequel peut progresser l’étudiant. Sortir de tout système pour s’approcher de ce que pouvait être un combat réel dans le Japon féodal, c’est aller au devant de graves blessures. Pourtant, il est difficile de se contenter de reproduire encore et encore des mouvements dont on connaît pertinemment de dénouement. Les kata, formes prédéfinies, doivent être pris pour ce qu’ils sont : un moyen d’apprentissage des notions fondamentales que sont entre autre la distance, ma aï, la posture, kamae, l’attitude, shisei[1] et les déplacements en général, taï sabaki; un moyen de former son corps et son esprit. Mais cet apprentissage doit s’accompagner d’un processus d’émancipation devant amener progressivement à s’affranchir de ce même système.
Comment sortir d’une forme préconçue ? J’ai déjà été amené dans le passé à me poser cette question, alors que je passais mon diplôme de musique sous la direction de German Herrero, jazz man de talent. J’arrivais alors au moment fatidique dans ce style où l’on s’apprête à lâcher ce qui est écrit sur notre partition pour se lancer dans une partie d’improvisation. Quoique la vie du musicien ne soit à ce moment pas mise en danger réel (physique), le vide qui se trouve alors devant le musicien peut être réellement tétanisant.
Pour pouvoir improviser en musique, il faut répéter ses gammes inlassablement afin que la mélodie qui se construit au fur et à mesure dans l’esprit soit immédiatement traduite par les doigts. Il ne doit y avoir aucune interférence de la pensée entre l’idée de la note et sa réalisation. Tout se fait instantanément. Ceci fait écho aux écrits de Takuan Soho : « si votre esprit se laisse distraire de quelque manière que ce soit, vos actions seront hésitantes, vous courrez le risque d’être tué » (L’Esprit Indoptable, Edition Budo, 2001, p.24).
Les formes sont là comme des points d’ancrage plantés dans la roche et permettent au grimpeur de s’élever en sécurité. Ces derniers n’enlèvent cependant pas totalement la sensation de danger face au vide. Déconstruire ces formes dans une improvisation maîtrisée c’est enlever autant de ces sécurités dans notre pratique. De même, l’acceptation du danger et du risque de blessure devient un prérequis.
L’improvisation au sabre, ouvrir son esprit et s’émanciper
Des mots pour construire des phrases
Pour continuer sur cette comparaison avec la musique, Chiba Sensei a créé et mis à notre disposition de nombreuses gammes : les eight count suburi, les jyo basics, etc., auxquels viennent s’ajouter les mouvement créés par ses élèves directs, aujourd’hui devenus maîtres à leur tour. Il peut être intéressant de s’arrêter un instant sur le processus de création de ces kata qui deviennent eux aussi des rouages du système.
L’exemple du jyo illustre particulièrement bien l’idée de langage. Les 36 jyo basics sont des mots simples : une attaque à laquelle on répond par une défense/contre-attaque. Apprendre l’usage de ces 36 « mots », c’est apprendre à mieux les utiliser dans des « phrases », les San Sho, où la grammaire et la syntaxe, que sont la distance et le timing, prennent toute leur importance.
Dernier exemple, les six kata, roku no tachi, offerts comme lien entre l’aïkido et l’iaïdo par Chiba Sensei à Wroclaw en 2009 et auxquels Daniel Brunner Sensei a apporté le sotai renshu.
Comme dans n’importe quelle langue, le nombre de mots à disposition est limité, même si des néologismes l’enrichissent sans cesse. En revanche la combinaison de ces mots est illimitée. Il en va ainsi également pour le sabre, le travail à mains nues, ou tout autre élément des arts martiaux et des arts en général.
Les trois temps forts du combat au sabre
A partir de là, j’ai pris les roku no tachi comme base d’expérimentation. Il y a dans le combat au sabre, tel que présenté dans ces exercices, cinq temps constitutifs de chaque mouvement[2]. Parmi ceux-ci, nous en retenons trois temps forts qui vont déterminer l’issue du combat : nukitsuke, dégainer et couper, furikamuri, transition, kiritsuke (kirisage, kirihage ou kesagiri), coupe de haut en bas, de bas en haut ou oblique, représentant le moment de la frappe décisive et nototsuke, rengainer.
Lorsqu’il existe une différence importante de niveau entre les adversaires et/ou que l’on est déterminé à vaincre, nukitsuke doit suffire à vaincre en un seul mouvement. C’est l’essence même du batto-ho : dégainer et couper dans le même mouvement. Furikamuri n’intervient ainsi uniquement lorsque cette première étape a échoué.
C’est lors des phases nukitsuke ou/et furikamuri que le vocabulaire appris doit être mobilisé de façon libre et sans que l’esprit ne reste bloqué à aucun moment de l’action. Les six nukitsuke les plus courants constituent le vocabulaire de base de cette étape : guruma, men, kesa – jodan, gedan – gyaku kesa, tsuki, hidari kesa.
Les différentes réponses utilisées dans la phase furikamuri des roku no tachi forment une première base. Il ne saurait pourtant s’agir ici d’une liste exhaustive. L’avantage de ce travail est qu’il ne s’agit pas là d’une école ancienne dont les formes sont fixées, voire figées – un patrimoine immatériel ne pouvant être conservé que par la répétition la plus fidèle possible de mouvements transmis de pratiquants en pratiquants – tout dépend de la situation. Au contraire, ces mouvements nous poussent à nous libérer d’une forme prédéfinie et même d’inventer. Cela change tout et ouvre de nouveaux horizons.
Proposition d’exercices d’improvisation
Une fois ces deux constats posés – la divisibilité des kata connus en des briques de connaissance plus courtes et une structure de combat divisée en quatre temps – il m’est apparu important d’expérimenter des solutions de systèmes pouvant mener à une libération de l’esprit et à une improvisation dans le combat au sabre.
Les lignes qui suivent ne sont qu’un humble état de ma réflexion, qui doit encore être testée et critiquée. Cette dernière est basée sur les expérimentations, menées avec des camarades du Ryu Seki Kai, que je remercie. Elles partirent de tentatives de combat « libre », trop anarchiques, pour aboutirent aux exercices présentés ici.
Des exercices pour qui ?
Il est évident que ce qui suit ne s’adresse pas au tout débutant. Une base aux armes est nécessaire et la connaissance des roku no tachi, même à un niveau chorégraphique, est un prérequis indispensable. En revanche, son caractère ludique lui permet d’être apprécié par des pratiquants relativement novices.
Fonctionnement
Le principe se base sur la réalisation du sotaï renchu des roku no tachi qui, pour rappel, peut être décrit comme suit :
1. Deux adversaires se tiennent face à face, sabre au fourreau.
2. Ils s’avancent l’un vers l’autre jusqu’à la distance de combat adéquate.
3. A ce moment se déroulent les trois phases décrites plus haut selon les rôles convenus à l’avance :
4. Nukitsuke
5. Furikamuri
6. Kiritsuke
Lorsque l’on débute dans ces exercices, il est important de ne pas enlever trop d’éléments connus du premier coup.
Dans un premier temps, je propose de ne laisser au libre choix des pratiquants que la partie furikamuri. Les rôles sont ainsi conservés et on connaît la première attaque. Il est ainsi facile pour uke d’y échapper et d’y répondre d’une manière cette fois-ci imprévisible. Cela exerce déjà l’imagination des deux pratiquants. Sa défense sera alors immanquablement suivie d’une contre-attaque, que tori devra à son tour éviter, etc., etc. Il est cependant rare d’aller au delà de deux ou trois échanges avant d’arriver à une coupe nette, arrêtant le combat.
Dans un second temps, il s’agit de libérer également la phase du nukitsuke. A ce moment, les rôles peuvent être connus mais pas l’attaque, ou alors, ni les rôles, ni l’attaque ne sont prédéfinis. Chaque nouvelle inconnue rend la situation plus périlleuse. Il est donc important de procéder par étape afin que les mouvements soient toujours exécutés avec sincérité et que la peur reste stimulante et non pas bloquante.
Finalement, il peut être imaginable de modifier les aspects 1 et 2 du combat, par exemple en ajoutant un adversaire supplémentaire, ou que les déplacements ne soient plus uniquement linéaires, mais plutôt circulaires, ou que l’un des adversaires recule, etc.
Il va de soi que tout ceci ne doit être qu’exclusivement pratiqué à l’aide de fukuro shinai!
Furikamuri
La phase furikamuri peut s’enrichir de l’ensemble des Kata enseignés au sein du Birankai : les kumidachi d’aïkido, ceux de Daniel Sensei, etc. Il est alors motivant pour l’apprenti, lorsqu’il découvre une nouvelle forme, de réussir à en extraire les différents « mots » qui la constituent, afin d’augmenter son éventail de réponses possibles et d’ainsi toujours réussir à surprendre son adversaire, lors de ces combats libérés.
En conclusion, il me semble clair que le système est indispensable dans le processus de transmission d’un savoir, que ce soit pour l’enseignant, en lui permettant d’ordonner sa matière d’une façon logique et cohérente, ou pour l’apprenti, en lui assurant un cadre suffisamment rassurant pour ne pas le bloquer. Il est en revanche capital d’apprendre également à s’en affranchir afin d’éviter de tomber dans la complaisance mutuelle, l’orgueil, ou tout simplement l’immobilisme, trois défauts absolument incompatibles avec les arts martiaux.
Cet article est en réalité la fusion de deux essais écrits pour mon passage de Nidan du 19 octobre 2013 (système), et pour mon passage de Fukushidoin du 23 novembre 2013 (transmission).
Florent Liardet
[1] A ce sujet se référer à l’ouvrage : Histoire très résumée du sabre japonais, Daniel Brunner, 2008, pp. 69-71
[2]Ibid., p. 67